Pierre Vasic

(Visionnez ici quelques-unes de ses œuvres)

PIERRE VASIC, graphies

L’art de la photographie n’est-il pas de nous montrer ce que nous ne voyons pas ? Comme tout art ou toute littérature de secouer nos façons usuelles de percevoir ou même de concevoir ?

C‘est pourquoi j’ai peu de goût, j’en manque en tout cas, pour la photographie. Sauf exception. Les images de Pierre Vasic font exception.

En quoi ? En ce qu’elles ne nous permettent que d’apercevoir : des silhouettes noires ou sombres, sans visage, striées de blanc, la plupart en mouvement, à moins qu’elles ne soient entravées par des griffures comme des barbelés. Souvent ces personnages paraissent par deux, « clones » titre-t-il à l’occasion, et, du reste, il se présente lui-même (si c’est bien lui) assis à côté d’un autre, indistinct.

Vasic mentionne à juste titre que l’image n’est pas qu’image : elle se forme dans « l’intrication du réel, de l’imaginaire et du symbolique ». De quoi s’agit-il ? Le réel, on le sait depuis le psychanalyste Jacques Lacan, c’est l’impossible à représenter. L’imaginaire, c’est ici ce qui apparaît étrange et inquiétant, on ne quitte pas la psychanalyse, les deux adjectifs ont été relevés par Freud : outre ces doubles, un rat mort, un squelette en costume de foire fixent ça… Mais l’essentiel vient du symbolique, de ce qui s’attache et s’arrache à la culture, à la technique comme à l’usure de nos vues, en jouant de l’écart irréductible entre imaginaire et réel : là où opère l’artiste.

Dès lors, deux choses me frappent. La première : les photographies de ces silhouettes s’attachent, sinon aux masques d’Ensor, aux sculptures de Giacometti et à travers elles aux humains décharnés des massacres passés et présents. Voire à des postures de combat ou de menace… La seconde : les graphies des photos sont numériques ce qui aura permis à Vasic d’effacer ce qui aurait pu passer pour des paysages à l’arrière-plan et d’y tracer des rayures noires sur des passages blancs. Au-delà des silhouettes mêmes, elles s’arrachent de la sorte à toute représentation, elles  nous laissent face à ce qui échappe à nos visions communes, mais nous tenaille – quelque chose de l’innommable réel de l’angoisse.

ÉRIC CLÉMENS


Dans les plis des interstices

Pierre Vasic compose des voyages interstitiels. Il explore les interstices de l’espace, les interstices du temps, les interstices entre l’espace et le temps. Au fil de ses images, Pierre Vasic nous glisse dans les plis furtifs de l’entre-deux en évanescence. Les corps fondent en décors – des murs ? – derrière leur ombre. Les décors se dissolvent dans le vide derrière leurs griffures.

Le vide mord le plein, comme le temps ronge l’acier. Le plein s’affaisse dans l’incertaine frontière entre de rares esquisses et la transparence de vagues fonds sales.Les noirs avalent l’ombre qui flétrit la lumière. L’opacité héberge la mort. La moisissure ocre s’abîme dans les ténèbres. La trace absorbe la silhouette qui consume le corps. Les parties désertent le tout.

La trace entre le réel et son souvenir se dérobe à la matière. Les images de Pierre Vasic illustrent « La tension au cœur de la mélancolie : se taire ou se livrer »[i]. À ce dilemme, l’artiste répond en taisant ce qu’il livre et en livrant ce qu’il tait. Toujours quelque part, en quelque temps, entre les deux, il y a lieu infinitésimal. Pierre Vasic enfouit le montrable et affiche le voilé dans l’interpénétration sombre de solides, de fluides, de gaz en corruptions. Regardez ses « cieux ». Regardez « l’eau » – plutôt le magma – du pont de Buda.

Pierre Vasic métamorphose les figures pour s’insinuer entre le visible et l’invisible. Ainsi d’incertaines cités déplient l’énigme : villes fantômes ou habitats ? Ruines ou gîtes ? Encore et toujours Pierre Vasic se faufile dans l’indécidable ; il questionne sans relâche ce fil irrésolu qu’il nous tend comme un piège, sur lequel notre regard vacille. Cette présence – absence, ce maintenant – futur, cet ici – ailleurs, ces troubles qui nous ensorcellent.

L’œuvre de Pierre Vasic éclaire la lumière des ténèbres comme écrit Thierry Illouz. Les voyages interstitiels de Pierre Vasic éclairent la mélancolie. Celle-ci « est un envahissement, une submersion » du corps. C’est « un vertige »[ii]. Effectivement, les voyages de Pierre Vasic envoûtent nos rêves. Ils y infusent une musique funèbre. De ces compositions muettes s’échappe la voix grave, accablante, du silence. Ce silence sépulcral de la mort au travail des corps encore en mouvement, ce silence aussi lourd que les engins, que les squelettes d’acier, que les câbles, que les pilones… inertes.

Cet univers muet est dénoué, privé de communications, de liens et, néanmoins, traversé par des espèces d’officiants aveugles et affairés. Sont-ils affectés au culte de puissances éteintes, mystérieuses, invulnérables, celées derrière les façades de ces machines surhumaines abandonnées au temps ? Le créateur serait-il devenu serviteur ? On ne sait : le (mort)-vivant divague alors que l’inerte est net. De toute façon, l’image de la dégradation du « sujet » humain défiguré ne côtoie pas la figuration de la résistance indéfectible de « l’objet » mécanique.

Pierre Vasic n’exhibe que le regard des morts. Seuls ceux-ci sont dotés d’une expression vivante. C’est que les squelettes s’adjugent la vie qui fuit les corps spectraux à la dérive, comme les rats quittent le navire en perdition. C’est la vie des morts et la mort des vivants. Ses gravures, en particulier, nous enveloppent de dessiccation. Nulle vie autour de nous. Seules survivent encore des ruines industrielles qui comptent le temps. Elles sont là dans toute leur nudité, dans tout leur poids, porteuses de toute la mémoire de leur force, exposées à notre vue comme à la destruction du temps. Toutes ces structures gigantesques, érigées sur fond de cieux irrespirables, incarnent les démesures, l’ubris, qui polluent l’espace entre la raison industrielle et le chaos. Désormais, comme écrit Pascal Quignard, « un Narcisse mort règne » sur le monde[iii]. Pierre Vasic transforme l’objet, seul survivant,  – surtout le métal omniprésent – en sujet comptable de cette superbe défunte.

Cette subjectivation de l’objet se nourrit de l’évacuation de l’image humaine, de la perte de l’humain. Ainsi, l’œuvre de Pierre Vasic pose la même question que Thierry Illouz : « Et si toute la mélancolie tenait dans cette idée de l’exil, de cette perte première incurable, perte des lieux, des attentes, cette « variété de deuil » dont parle Jean Starobinski (L’encre de la mélancolie) »[iv] ? Toutefois, Pierre Vasic travaille le deuil, plus qu’il n’est lui-même travaillé par le deuil. En effet, son œuvre crée un deuil mélancolique, « un deuil sans objet, sans nom »[v]. Les images de Pierre Vasic forcent le regard. Elles inoculent la mélancolie invasive. Pierre Vasic effectue un travail d’effraction hypnotique du regard à laquelle, conquis voire submergés, nous n’opposons aucune résistance.

C’est que, comme l’écrit Octave Larmagnac-Matheron, « les ruines de la vie humaine produisent un étrange sentiment de fascination ». Ce sont des « lieux étranges », déserts à jamais et pourtant « remplis de bruit »[vi] : la voix du silence évoquée ci-dessus. Les géants d’acier qui hantent ces lieux ont perdu toute destination. Leur appartenance à la culture s’efface dans l’ignorance de leur usage, de leur utilité. L’univers de Pierre Vasic est hors d’usage. Pourtant, ces mastodontes gardent la trace humaine. Ils nous sont familiers. Ils figurent cette trace criante d’absence.

Ils ne servent à rien. Toutefois, une force inquiétante habite ces « sujets ». Une « inquiétante étrangeté »[vii]. Sont-ils hostiles aux vivants ? Ne continuent-ils pas à nous dominer ? Et les lieux où reposent ces forces, ruinés, perdus, ne nous perdent-ils pas ? Ces lieux ne sont-ils hospitaliers qu’aux morts ? D’autant que Pierre Vasic en écarte la nature et toute probabilité pour celle-ci d’y « reprendre ses droits ». En témoignent ces arbres traités comme quelque ratage monstrueux du génie technique humain. La nature morte est déjà fossilisée dans le même destin que les choses. Ainsi, des rares immeubles il ne reste que des perspectives sans avenir. Les lieux de Pierre Vasic accueillent l’extinction du vivant, du travail, du monde. Les machines, les pylônes, les ponts, les ouvrages fabriqués par l’humain, tous ces « marteaux sans maîtres » (René Char et Pierre Boulez) travaillent à l’extinction. L’inutilité à l’humain, l’immobilité brouillent le temps. Les données du temps et de l’espace sont déréglées. De leurs interstices troubles suinte le mystère de choses hantées pour que nous en jouissions.

De tout cela que restera-t-il ? Que subsistera de cette dynamique corruptrice mise en scène par Pierre Vasic ? Ses images évidemment… La force de leur matière, de leur grain sombre, épais, gras et, en contraste, l’élégance, la légèreté des géométries tout en symétries, lignes, cercles, équilibres, harmonies… Les formes des câbles, des échelles, des poutrelles, des chevalements, des poulies, des échafaudages, des grues, des bielles, des entrelacs, des enchevêtrements… De toutes les géométries inexplicables des colosses d’acier émane une grâce impalpable, mystérieuse, étrangère à la raison. Seule l’esthétique imputrescible de ces formes peut transcender le figuré industriel mort. Les machines inertes ne sont dès lors plus que monstres insensés et œuvres d’art porté par cette force esthétique, cette puissance vitale résiduelle.

 

Chez Pierre Vasic, l’art est d’emblée enclos dans l’objet, dans l’immensément sensible. Il lui « suffit » de nous le donner à saisir, à sentir, par le déplacement des choses, par leur glissement dans d’autres contextes temporels et locaux, par l’exploration des plis de leur corrosion, de leur finitude. Alors, il ne reste que l’art : la figuration devient abstraction.

Pierre-Paul Maeter

[i] Thierry Illouz, La lumière des ténèbres : un parcours de la mélancolie en littérature, Nouvelle Quinzaine Littéraire, 16-31 mai 2017.

[ii] Id.

[iii] Pascal Quignard, L’occupation américaine, 1994, Seuil, Points, p. 67.

[iv] Thierry Illouz, La lumière des ténèbres

[v] Id.

[vi] Octave Larmagnac-Matheron, Les ours citadins, Philosophie Magazine, 29 janvier 2022.

[vii] Pour reprendre le titre d’un essai de Freud paru en 1919.